Internet et réseaux sociaux : une sociologie électorale aux Comores
23 mai 2016Les Comoriens de France constituent une des plus importantes diasporas malgré leur faible implication sur la scène sociale et politique. Remontant des années 1940-1950, à l’instar des migrations africaines, le rythme s’est largement accentué à la fin du siècle dernier par la diversification des projets et des profils migratoires. Ce phénomène a rendu de plus en plus visibles les Comoriens de France à travers les pratiques coutumières et cultuelles mais aussi et surtout par un dynamisme associatif et une entrée en politique d’une jeunesse diplômée.
Ainsi, depuis les premières élections démocratiques en 1990 à aujourd’hui où la fameuse « tournante » fait florès, l’élite politique issue de l’immigration a toujours eu son mot à dire dans les pratiques électorales en se faisant directement ou indirectement représenter dans les partis politiques. Si, en 2010, dans une communication portant sur la sociologie électorale et partis politiques aux Comores, A. Boina montre que les partis politiques aux Comores sont un phénomène nouveau et que l’inexistence de partis cadres ou partis de masse selon l’approche de Duverger, est très significative, les partis personnifiés sur l’image d’un leader ou les partis régionalistes s’effritent et sont appelés à disparaître. L’engagement populaire et les pratiques politiques des années 1980-1990 ont laissé la place à un « militantisme à la carte » où chacun s’engage selon ses affinités affectives ou matérielles. Se manifeste alors auprès des Comoriens en France un fort engagement véhiculé par l’usage d’internet et des réseaux sociaux.
Alors que les campagnes des présidentielles tournent à l’enjeu national sur la presse internationale et la plate forme numérique, l’usage des réseaux sociaux permet-il l’émergence de nouveaux acteurs porteurs d’idées innovantes pour les Comores et proche du terrain électoral ? L’usage du numérique est-il l’expression d’une expérimentation démocratique fondée sur une culture contestataire ou provocante ? Dans leurs stratégies de campagne, les candidats, les partis et surtout les militants ont bien intégré l’usage de Facebook et des blogs. Il n’est pas un candidat qui ne présente pas sa parole sur Internet, dans le cadre de dispositifs combinant de multiples médias. Dans cette longue période électorale, les tendances observées montrent une évolution des usages numériques par les prétendants à la magistrature suprême. Si en France, les sites internet et Twitter restent efficaces pour les candidats aux municipales, les Comoriens font recours à Facebook, réseau social le plus accessible et le plus utilisé par des électeurs sensiblement jeunes et qualifiés.
Facebook et usage numérique : nouvelle forme de socialisation politique
Dans la fièvre de cette campagne électorale, l’usage du numérique a joué un rôle essentiel, incontournable pour se rapprocher des électeurs. Tous les candidats, du plus populaire au moins célèbre en passant par les novices presqu’inconnus, ont privilégié la communication électronique pour tenter de convaincre des citoyens sans droit de vote d’une part et sans véritable accès à Internet, d’autre part. Les premiers, en terre d’immigration, ont vu s’interrompre subitement leur rêve d’accomplir un tel devoir civique par le projet de vote de la diaspora. Les seconds, citoyens de seconde zone, sont inscrits sur les listes électorales et ont un accès très limité à Internet, à cause des difficultés relatives à son usage vulgarisé aux Comores. Pratique sociale généralisée auprès de toutes les couches sociales en France, hantise d’une nouvelle génération d’élite universitaire et politique, vecteur d’identification d’une jeunesse en quête de repères, Facebook s’est largement distingué en véritable place publique où se combinent vidéos et images de meetings, programmes de campagne, mais aussi anathèmes, invectives et brutalité du discours et du langage politique.
Devant une société comorienne où le débat politique a toujours été timide, proscrit voire banni par des mentalités narcissiques fondées sur des principes du fantasme des origines et des appartenances, la blogosphère s’impose comme stratégie de campagne électorale et devient un relais d’opinion en matière de mobilisation sociale et politique. Ainsi, des blogs de soutien à tel ou tel candidat, des pages Facebook administrées et alimentées quotidiennement d’informations en boucle et en continu se créent et se démultiplient à une vitesse extraordinaire. Au-delà des pages anonymes, les tendances les plus représentées sont celles des grands partis politiques actuels sur la scène nationale : CRC et son site internet renforcé par la page Facebook Les Amis d’Azali, UPDC avec la page Radhi France et surtout JUWA. Azali, Mamadou et Sambi semblent très présents sur internet que les autres. Ici et là, on avance des chiffres de sondage d’opinions et d’intentions de vote, de résultats obtenus aux urnes dont les sources sont parfois douteuses, à l’exemple de ce site qui ne dispose ni de spécialistes en sciences quantitatives ou qualitatives ni de qualifiés en techniques de recherche, enquête et méthodologie ni même de moyens logistiques et humains capables d’interpréter d’éventuels résultats. Entre l’administrateur de la page internet et celui qui la consulte s’établit un pacte dont les clauses sont l’absence de sincérité, la désinformation, la manipulation de masse, la subjectivité et la violence verbale. Pour asseoir une politique de l’affection et de l’intimité liée à la défense d’intérêts partisans au détriment des valeurs républicaines certains militants politiques issus de la diaspora, au capital culturel honorable, s’investissent dans ce jeu de désinformation, source d’une exaspération des antagonismes. Pour convaincre un large public, on publie sur la toile des comités de soutien dont les membres sont issus d’une catégorie socioprofessionnelle honorable : docteurs en toutes disciplines, universitaires, auto entrepreneurs, grands notables, religieux, leaders associatifs…
Des échanges tendus
Au-delà de leur efficacité en matière de communication électronique, les réseaux sociaux présentent aussi des dangers. Parcourant tous les coins du globe à une extraordinaire vitesse, l’information relayée sans contrôle peut devenir facilement une intox. S’instaure alors des échanges violents, ridiculisants appuyés par la satire et la caricature d’images. Les provocations deviennent la règle à travers un vocabulaire élogieux ou péjoratif: putschiste, sauveur de la nation, traitre de la nation, homme de parole et d’action, défenseur des droits universels, séparatiste, candidat des femmes, candidat de l’espoir…., les spécialistes en lexicostatistique auront un riche corpus à étudier pour appréhender la diversité des qualifications et la réalité des tensions inter-militants.
Comment expliquer une telle exaspération des antagonismes ? La politique est une affaire de dialectique, dira t-on. Mais, dans ce contexte électoral comorien, une combinaison de plusieurs facteurs peut être à la source des dérapages.
- De l’interdiction à l’autorisation
Les origines communautaires ou régionales priment sur l’appartenance nationale. Le débat politique et la formulation de critiques à l’encontre d’un régime ont toujours été mal accueillis. Il est prohibé de donner une opinion défavorable sur telle politique de gouvernement ou sur tel programme de campagne au risque de subir les représailles qu’on connait. Par l’absence du contact physique entre les individus, le recours à la blogosphère est un moyen de liberté d’expression citoyenne fondée sur une culture contestataire. Les médias audiovisuels et la presse écrite devraient être un support amplificateur du débat politique mais ils restent étouffés par le chantage outrancier de l’Etat. Prendre la parole, faire campagne, participer aux échanges devient alors un acte d’affranchissement à telle enseigne que ces internautes deviennent des acteurs de la vie politique de leur pays en contexte migratoire.
- La parole des diplômes
La plate forme numérique en tant qu’espace public alternatif pour des usagers, largement issus de l’immigration, aboutit-elle à perpétuer et à reproduire les inégalités sociales ou devient-elle mobilisatrice du débat citoyen et démocratique ? Si les printemps arabes ont déclenché par une révolte citoyenne à travers Internet, menée surtout par une jeunesse désespérée, il est loin d’envisager une telle hypothèse pour les Comoriens. D’abord, parce que les acteurs se limitent à leur expression sur Facebook, les sites et les blogs. Ensuite, par l’uniformité de leurs profils, ils sont dans la vie active, en majorité du sexe masculin et ont fait au moins trois années de formation universitaire. Interlocuteurs au capital culturel élevé, les échanges tournent autour des bilans des candidats ou de leurs compétences en matière de gestion de la chose publique. Ce débat très tendu tourne autour de la question citoyenne et démocratique appuyés par un savoir scientifique que seuls les formés ont accès. Loin d’être un vecteur de mobilisation citoyenne et de culture démocratique, la plate forme numérique reste un espace où s’exposent compétences, savoirs, qualifications et diplômes. On signe par son doctorat ou son diplôme d’ingénieur tout en insistant sur sa catégorie socioprofessionnelle. Dans les propos, on cite les grands penseurs en sciences juridiques, en sciences politiques, on s’appuie sur théories scientifiques. Le culte du diplôme a une certaine visibilité que l’on ne s’intéresse pas au contenu. A force de trop vouloir exposer ses compétences le débat démocratique perd sa saveur.
Issa ABDOUSSALAMI
Doctorant en sociologie
Aix-Marseille Université