Dans le paysage florissant et talentueux de la littérature comorienne, ABDEREMANE Wadjih s’impose en maître incontesté du fantastique. L’héritier de l’incroyable et autres nouvelles, son dernier ouvrage se révèle comme une belle pépite en la matière, un modèle du genre. Une invitation irrésistible vers «l’incroyable », l’inimaginable. Une profonde exploration d’un univers si étrangement prégnant, formidablement déroutant et d’une complexité subtile. Le genre de périple qui marque à jamais, à la fois exaltant, passionnant et déstabilisant. Comprendre l’incroyable
C’est peu de dire que Wadjih arrive avec une facilité déconcertante à embarquer le lecteur dans son monde. Style dépouillé, rythme soutenu et narration perspicace au service d’histoires aux multiples rebondissements et aux dénouements plus qu’inattendus tiennent le lecteur en haleine. Cela tient à la manière qu’a l’auteur de ciseler les personnages avec une description extrêmement sobre et suffisamment claire et de les immerger aux antipodes des tourments qu’ils ont à affronter.
Avec « Marcel Kombo », « La dame parisienne » et « l’héritier de l’incroyable », le lecteur stupéfait, suit avec délice, la plongée hallucinante des personnages jusqu’aux confins de la rationalité au risque « de ne plus jamais en sortir, d’être broyé, aspiré ». (P71). Partageant, du coup, l’obsession, le désir insatiable, le besoin vital de comprendre. « Mais comment comprendre l’incompréhensible ? » (P74). Telle est la lancinante question qui revient sans cesse hanter les personnages.
Ainsi, les trois nouvelles, à travers trois cultures dans trois pays et continents distincts développent un thème universellement majeur, creuset de la civilisation : la croyance à l’incroyable. Même si le philosophe n’est qu’à deux pas, c’est l’anthropologue, fin limier de ces petits riens constituant le socle d’une culture populaire, qui met en scène le duel poignant et éreintant entre la raison et l’irrationnel. Ainsi se savoure délicieusement le combat acharné du Docteur « Marcel Kombo », le philosophe révolté et scandalisé par les croyances absurdes des gens du Tiers-Monde : « Comment voulez-vous que nos pays du Tiers-Monde puissent atteindre un certain développement et une maturité intellectuelle si l’on soutient encore qu’une simple bague a pu être à l’origine d’un volcan ? »(P11). Ce qui le décide à enfin rentrer au pays, chez lui à Singani, pour faire table rase et surtout faire « entrer son pays dans le 3ème millénaire.
Mais « … en cette terre (où) l’on aspirait d’abord à l’honneur avant de songer au bonheur… »(P16), le bon docteur a fort à faire et même le recours au camp d’en face, celui de « Fundi Bachir » le « maître des djins » n’y pourra rien.
Quant à « la dame parisienne », elle joue la guide de Paris by night. Même si « A deux heures du matin, seule sur une route où il n y a personne, ça ne peut pas être une femme normale »(P38). Jean-Pierre, l’étudiant congolais en 4ème année de médecine, à qui on « parlait ainsi, souvent de cette Afrique qu’il ne portait pourtant pas sur la peau mais amoureusement dans son sang et dans son cœur »(P36), certain d’être à l’abri de ces « stupidités », fera la rencontre de la 3ème dimension. Une rencontre qui l’entraînera dans une vertigineuse descente vers un état second, cousin de la démence. Un état, dans lequel la lucidité pratique involontairement l’alternance avec la folie, en dehors de prise de produit stupéfiant ou hallucinogène.
Pendant ce temps, le surdoué, premier de la classe, à la fois matheux et philosophe, le petit « frenchie », Olivier Le serein, s’exile volontairement aux USA, à la recherche de « la meilleure école qui soit » ; c’est-à-dire l’expérience. Bien lui en a pris. Parce qu’il y a fait la découverte de sa vie : « …Je n’étais qu’au début d’une histoire qui allait ébranler à jamais tous les fondements de ma logique et toutes mes certitudes si bien qu’aujourd’hui, il est pour moi une sorte de devoir intellectuel de témoigner, de rapporter mon expérience à la connaissance de ceux qui voudront bien y prêter oreille » (P54).
Un vœu doublement exaucé sans aucun doute, car « l’héritier de l’incroyable » ébranle les certitudes et marque fortement les esprits. Le récit est si hypnotisant que les pages défilent à toute vitesse. La fin laisse le lecteur sur une faim insatiable jusqu’à la suite promise et tant attendue en version romanesque peut-être.
Idjabou Bakari
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